Le Christ à la colonne, par Antonello da Messina (vers 1476-1478) |
Le ciel de la sainte Église devient de plus en plus sombre; les teintes
sévères qu'il avait revêtues, dans le cours des quatre semaines qui viennent de
s'écouler, ne suffisent plus au deuil de l’Épouse. Elle sait que les hommes
cherchent l’Époux, et qu'ils ont conspiré sa mort. Douze jours ne seront pas
écoulés qu’elle verra ses ennemis mettre sur lui leurs mains sacrilèges. Elle
aura à le suivre sur la montagne de douleur ; elle recueillera son dernier
soupir; elle verra sceller sur son corps inanimé la pierre du sépulcre. Il
n'est donc pas étonnant qu'elle invite tous ses enfants, durant cette quinzaine
à contempler celui qui est l'objet de toutes ses affections et de toutes ses
tristesses. Mais ce ne sont pas des larmes et une compassion stériles que demande
de nous notre mère: elle veut que nous profitions des enseignements que vont
nous fournir les terribles scènes que nous sommes appelés avoir se succéder
sous nos yeux. Elle se souvient que le Sauveur, montant au Calvaire, dit à ces
femmes de Jérusalem qui osaient pleurer sur son sort en présence même de ses
bourreaux : « Ne pleurez pas sur moi,
mais sur vous et sur vos enfants. »
(Luc 23, 28) Il ne refusait pas, le tribut de leurs larmes, il était touché
de leur affection ; mais l'amour même qu'il leur portait lui dictait ces
paroles. Il voulait surtout les voir pénétrées de la grandeur de l'événement
qui s'accomplissait, à cette heure où la justice de Dieu se révélait si
inexorable envers le péché.
L'Église a commencé la conversion du pécheur dans les semaines qui ont
précédé ; elle veut maintenant la consommer. Ce n'est plus le Christ jeûnant et priant sur la montagne de la
Quarantaine qu'elle offre à nos regards ; c'est la Victime universelle immolée
pour le salut du monde. L'heure va sonner, la puissance des ténèbres
s'apprête à user des moments qui lui sont laissés ; le plus affreux des crimes
va être commis. Le Fils de Dieu sera, dans quelques jours, livré au pouvoir des
pécheurs, et ils le tueront. L'Église n'a plus besoin d'exhorter ses enfants à
la pénitence ; il savent trop maintenant ce qu'est le péché qui a exigé une
telle expiation. Elle est tout entière aux sentiments que lui inspire le fatal dénouement
que devait avoir la présence d'un Dieu sur la terre ; et, en exprimant ces
sentiments par la sainte liturgie, elle nous guide dans ceux que nous devons
concevoir nous-mêmes.
(...)
Préparons-nous donc à ces fortes impressions trop souvent méconnues par la
piété superficielle de notre temps, Rappelons-nous l'amour et la bénignité du
Fils de Dieu venant se confier aux hommes, vivant de leur vie, poursuivant sans
bruit sa pacifique carrière, « passant
sur cette terre en faisant le bien » (Act. 10, 38), et voyons maintenant
cette vie toute de tendresse, de condescendance et d'humilité, aboutira un
supplice infâme sur le gibet des esclaves. Considérons d'un côté le peuple
pervers des pécheurs qui, faute de crimes, impute au Rédempteur ses bienfaits,
qui consomme la plus noire ingratitude par l'effusion d'un sang aussi innocent
qu'il est divin ; de l'autre, contemplons le Juste par excellence en proie à
toutes les amertumes, son âme « triste
jusqu'à la mort » (Mt 26, 38), le poids de malédiction qui pèse sur lui, ce
calice qu'il doit boire jusqu'à la lie, malgré son humble réclamation ; le Ciel
inflexible à ses prières comme à ses douleurs ; enfin, entendons son cri : « Mon Dieu, mon Dieu , pourquoi m'avez-vous
abandonné ? » (Mt 27, 46). C'est là ce qui émeut d'abord la sainte Église ;
c'est là ce qu'elle propose à notre attention ; car elle sait que si cette
horrible scène est comprise de nous, les liens que nous avons avec le péché se
rompront d'eux-mêmes, et qu'il nous sera impossible de demeurer plus longtemps
complices de tels forfaits.
(...)
En effet, si, par nos péchés, nous sommes les auteurs de la mort du Fils de
Dieu, il est vrai aussi de dire que le
sang qui coule de ses plaies sacrées a la vertu de nous laver de ce crime.
La justice du Père céleste ne s'apaise que par l'effusion de ce sang divin; et
la miséricorde de ce même Père céleste veut qu'il soit employé à notre rachat.
Le fer des bourreaux a fait cinq ouvertures au corps du Rédempteur; et de là cinq sources de salut coulent désormais sur
l'humanité pour la purifier et rétablir en chacun de nous l'image de Dieu que
le péché avait effacée. Approchons donc avec confiance, et glorifions ce
sang libérateur qui ouvre au pécheur les portes du ciel, et dont la valeur
infinie suffirait à racheter des millions de mondes plus coupables que le
nôtre. Nous touchons à l'anniversaire du jour où il a été versé ; bien des
siècles déjà se sont écoulés depuis le moment où il arrosa les membres déchirés
de notre Sauveur, où, descendant en ruisseaux le long de la croix, il baignait
cette terre ingrate ; mais sa puissance est toujours la même.
Venons donc « puiser aux fontaines du
Sauveur » (Is 12, 3) ; nos âmes en sortiront pleines de vie, toutes pures,
tout éclatantes d'une beauté céleste; il ne restera plus en elles la moindre
trace de leurs anciennes souillures ; et le
Père nous aimera de l'amour même dont il aime son Fils. N'est-ce pas pour
nous recouvrer, nous qui étions perdus, qu'il a livre à la mort ce Fils de sa
tendresse ? Nous étions devenus la propriété de Satan par nos péchés; les
droits de l'enfer sur nous étaient certains; et voilà que tout à coup nous lui
sommes arrachés et nous rentrons dans nos droits primitifs. Dieu cependant n'a
point usé de violence pour nous enlever au ravisseur: comment donc sommes-nous
redevenus libres ? Ecoutez l'Apôtre: «
Vous avez été rachetés d'un grand prix » (I Cor. 6, 20). Et quel est ce
prix ? Le Prince des Apôtres nous l'explique : « Ce n'est pas, dit-il, au prix d'un or et d'un argent corruptibles que
vous avez été affranchis, mais par le précieux sang de l'Agneau sans tache »
(I Petr. 1, 18). Ce sang divin, déposé dans la balance de la justice céleste,
l'a fait pencher en notre faveur: tant il dépassait le poids de nos iniquités!
La force de ce sang a brisé les portes mêmes de l'enfer, rompu nos chaînes, « rétabli la paix entre le ciel et la terre »
(Col. 1, 20). Recueillons donc sur nous ce sang précieux, lavons-en toutes nos
plaies, marquons-en notre front comme d'un sceau ineffaçable et protecteur,
afin qu'au jour de la colère le glaive vengeur nous épargne.
Avec le sang de l'Agneau qui enlève nos péchés, la sainte Église nous recommande en ces jours de vénérer aussi la Croix,
qui est comme l'autel sur lequel notre incomparable Victime est immolée. Deux
fois, dans le cours de l'année, aux fêtes de son Invention et de son
Exaltation, ce bois sacré nous sera montré pour recevoir nos hommages, comme
trophée de la victoire du Fils de Dieu; à ce moment, il ne nous parle que de
ses douleurs, il n'offre qu'une idée de honte et d'ignominie. Le Seigneur avait
dit dans l'ancienne alliance : « Maudit
celui qui est suspendu au bois » (Dt 21, 23). L'Agneau qui nous sauve a
daigné affronter cette malédiction ; mais, par là même, combien nous devient
cher ce bois autrefois infâme, désormais sacré ! Le voilà devenu l'instrument
de notre salut, le gage sublime de l'amour du Fils de Dieu pour nous. C'est
pourquoi l'Église va lui rendre chaque jour, en notre nom, les plus chers
hommages; et nous, nous joindrons nos adorations aux siennes. La reconnaissance
envers le Sang qui nous a rachetés, une tendre vénération envers la sainte
Croix seront donc, durant cette quinzaine, les sentiments qui occuperont
particulièrement nos cœurs.